Une vie de patachon

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« Longtemps Frédéric Beigbeder a été un moraliste qui menait une vie de patachon. Ayant passé la cinquantaine, il s’est rangé (…). Il vit désormais au Pays basque avec femme et enfants. Il a abandonné les nuits parisiennes qui ont établi sa réputation de noceur, sniffeur, séducteur et baiseur. » (article)

Une vie de patachon, on l’aura compris en lisant les informations concernant l’existence « d’avant » de l’écrivain Frédéric Beigbeder, c’est une vie dissipée : le noceur, sniffeur, séducteur et baiseur… a fini par se ranger. C’est ce qu’on appelle en allemand « solide werden«  – autrement dit, commencer à mener une vie ordonnée, « convenable ».

Mais qu’est-ce qu’un patachon ? C’est un conducteur de patache !
Encore faut-il savoir ce qu’est une patache, un mot guère usité au XXIe siècle.

A l’origine, c’est un petit bateau de surveillance utilisé dans les ports (1). Au XIXe siècle, le sens du mot s’étend : c’est désormais une voiture hippomobile sans confort, et le plus souvent sans suspensions, qui permet de voyager à moindre coût. La patache (einfache Kutsche) est alors la diligence du pauvre. Son cocher, le patachon, mène une vie peu enviable : il est toujours par monts et par vaux et a la réputation de mener une vie dissolue. Il se livre à toutes sortes d’excès, allant de taverne en tripot, gaspillant ses maigres revenus pour s’enivrer, jouer, fréquenter les prostituées. Il mène donc le contraire d’une vie « rangée ».

« Mener une vie de patachon » a pour synonyme « mener une vie de bâton de chaise ». Cette expression vient, elle aussi, du domaine des transports : aux XVIIe et XVIIIe siècles, les gens de qualité utilisaient des chaises à porteurs pour effectuer de courts trajets. Cette sorte de cabine munie de brancards et portée à bras d’hommes permettait de se faufiler parmi la foule et dans les ruelles étroites beaucoup plus facilement qu’avec un carrosse.

En attendant leur maître, les porteurs allaient parfois au cabaret et, pour ne pas se faire voler leur chaise, emportaient avec eux les brancards – c’est-à-dire les deux barres de bois amovibles qui soutenaient la caisse de la chaise à porteurs. Ces « bâtons » ne menaient pas une vie de tout repos : ils étaient sans cesse maniés, enlevés – car il fallait les tirer pour permettre à la porte de s’ouvrir – puis remontés… Par extension, l’expression a fini par désigner la vie agitée que menaient les porteurs eux-mêmes, toujours en déplacement, comme le conducteur de patache.

L’équivalent allemand a également un rapport avec les moyens de locomotion : « mener une vie de patachon / de bâton de chaise » se traduit par « ein zügelloses Leben führen«  (= mener une vie débridée). C’est le comble pour le conducteur d’un véhicule hippomobile qui devrait, au contraire, tenir bien en main les rênes ou la bride de son attelage et – au sens figuré et moral – avoir une bonne conduite, bien se conduire dans la vie.

On utilise aussi (mais de moins en moins…) l’expression « ein Lotterleben führen« . Attestée depuis le XIX siècle, elle vient de l’ancien haut allemand « lotar » qui signifiait « leichtfertig, nichtig, schlaff » (frivole, volage, futile, avachi). Celui qui mène un « Lotterleben » se moque des conventions et des obligations, privilégie une existence décontractée, cool…

Rares sont probablement les jeunes d’aujourd’hui qui connaissent les expressions « mener une vie de patachon / de bâton de chaise » et « ein Lotterleben führen » : elles sont remplacées par « chiller / chillen«  (calques de l’anglais « to chill« ) et « buller » (2), c’est-à-dire c’est fainéanter, prendre du bon temps, se la couler douce, profiter de la vie sans se soucier du lendemain…

Ces deux verbes du XXIe siècle ont conservé l’idée d’absence de contraintes, la notion de futilité et de fainéantise exprimées par « vie de patachon » ou « de bâton de chaise », mais ne possèdent plus celle d’immoralité, de débauche.

Pour être au courant

1- la patache : à l’origine, c’est « un petit bateau employé pour arraisonner les navires qui entrent dans le port » : le but de la manœuvre est, bien entendu, de contrôler leur cargaison et de leur faire payer des droits de douane et les taxes d’ancrage. Un siècle plus tard, le mot patache désigne aussi les petits bateaux à fond plat, postés aux points stratégiques des rivières et des fleuves, et employés par les gabelous qui, sous l’Ancien Régime, éaient les employés des douanes chargés de percevoir la gabelle, l’impôt sur le sel, et de lutter contre la contrebande de ce produit.

Le mot « patache », attesté en français à partir du XVIe siècle, est emprunté à l’espagnol pataje (bateau de guerre léger) qui vient lui-même de l’arabe baṭăs (bateau à deux mâts), emploi substantivé de l’adjectif baṭăs (rapide).

2- buller ou coincer la bulle : ces deux expressions viennent de l’argot militaire des artilleurs. Ceux-ci avaient pour tâche de vérifier que l’affût des canons était placé à l’horizontale afin que le tir soit bien ajusté. Pour cela, ils utilisaient un niveau à bulle – une opération pas particulièrement pénible qui, une fois accomplie, leur laissait beaucoup de loisirs (sauf en temps de guerre, bien entendu…)

3- l’affût et Lafette : le mot allemand vient du français « l’affût » avec agglutination de l’article défini. « Affût », lui, vient de l’ancien français « fust » qui a donné le mot « fût » : tronc d’un arbre, tonneau ou partie d’une colonne (Säulenschaft).