« Ne jetez pas l’eau propre ! » lance Sarah El Haïry, ministre déléguée à l’Enfance, à la Jeunesse et des Familles, à la députée LFI Sandrine Rousseau, lors des questions au gouvernement le 12 mars 2024.
Assistons-nous à un débat sur la gestion des ressources en eau potable ? Pas du tout. La ministre demande à la députée d’opposition de ne pas jeter le discrédit sur toute une profession, celle de l’Aide sociale à l’Enfance, lorsqu’il s’agit seulement d’un cas isolé de dysfonctionnement.
Est-ce un simple lapsus ? La langue de la ministre aurait-elle malencontreusement « fourché » (es war ein unglücklicher Versprecher) ? Apparemment pas, puisque madame El Haïry récidive quelques secondes plus tard lorsqu’elle déclare : « Nous ne nierons jamais qu’il y a des besoins essentiels, mais ne jetez pas l’eau propre sur les assistants familiaux, sur les éducateurs spécialisés, sur les départements ».
Ce n’est pas la première fois qu’elle utilise « jeter l’eau propre » (qui n’est pas une expression figurée) au lieu de « jeter l’opprobre » sur quelqu’un (1), c’est-à-dire jeter le discrédit sur lui, le blâmer publiquement (Schande über jn bringen). Interviewée à la radio, elle avait demandé : « Faut-il jeter l’eau propre sur l’ensemble des parlementaires français, des élus et des Français ? » (vidéo)
Errare humanum est. Perseverare diabolicum. (L’erreur est humaine, mais persévérer (dans son erreur) est diabolique). On peut se demander, alors que la ministre semble coutumière du fait (etw. nicht zum ersten Mal machen), pourquoi personne ne lui a expliqué que c’était un barbarisme. En tout cas, maintenant que la presse et les réseaux sociaux ont largement relayé cette bourde (Schnitzer), la voilà prévenue !
Il est probable que la ministre s’est emmêlé les pinceaux (2), confondant « ne pas jeter l’opprobre » avec « il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain« , c’est-à-dire rejeter en bloc quelque chose de négatif, sans tenir compte de ses aspects positifs.
L’eau propre… au sens propre
C’est en allemand qu’on trouve la première attestation de l’expression, en 1512, sous la forme « das Kind mit dem Bade ausschütten« . Elle apparaît dans une œuvre de Thomas Murner (franciscain, poète et auteur satirique), qui est intitulée « Narrenbeschwörung » (Exorcisme des fous).
L’une des illustrations (gravure sur bois) montre le comportement insensé d’une personne atteinte de folie : une femme jette un bébé avec l’eau sale contenue dans le baquet. L’expression est alors utilisée au sens propre. (3)
Peu à peu, elle va acquérir le sens figuré que nous connaissons aujourd’hui. Par exemple, un siècle plus tard en 1610, elle est utilisée par Johannes Kepler pour mettre en garde ses contemporains : il ne faut pas jeter le discrédit sur l’astrologie, sous prétexte de quelques dérives. Lui-même était à la fois astrologue et astronome (4).
Vers la fin du XIXe siècle, la locution est reprise et traduite littéralement par l’historien anglais et germanophile Thomas Carlyle : « to throw the baby out with the bath water« . Au passage l’enfant (Kind) s’est transformé en « baby« .
Le français a emprunté la locution à l’anglais au début du XXe siècle, reprenant le terme bébé, plutôt que « enfant » (5).
Conclusion : dans la pratique, ce n’est pas « l’eau propre » que l’on jetait avec le bébé, mais bel et bien « l’eau sale ». En effet – slogan familier à une génération qui a connu « la Mère Denis » -, « dans le temps, on ne gaspillait rien. Ni l’eau, ni le savon, ni la lumière » !
Pour être au courant
1- l’opprobre (m) : la honte publique.
Il est vrai que ce terme appartient à un registre soutenu (gehoben) et n’est plus guère utilisé aujourd’hui que dans l’expression « jeter l’opprobre » sur qn.
Commentaire caustique (ätzend) d’un lecteur : « [La ministre] n’a pas confondu deux mots [opprobre et eau propre], vu qu’elle n’en connaissait qu’un. C’est bien le problème ! »
2- s’emmêler les pinceaux : dans cette expression familière, « pinceau » est synonyme de « pied« . Au sens propre, cela signifie « trébucher« , faire un faux pas et perdre l’équilibre (stolpern). Au sens figuré, c’est s’embrouiller (sich verheddern).
3- l’expression « jeter le bébé avec l’eau du bain » est née à une époque où l’Allemand moyen ne connaissait ni l’eau courante, ni baignoire ni un système d’évacuation des eaux usées (Abwasser). Les enfants étaient lavés dans un baquet (Holzzuber), et l’eau sale était ensuite jetée dehors.
4- Kepler à Graz à la fin du XVIe siècle. Recruté comme professeur de mathématiques par l’Ecole évangélique de Graz en 1584, Johannes Kepler doit, en plus de ses cours, élaborer des « cartes astrales », des « almanachs » (l’équivalent des horoscopes d’aujourd’hui) et réaliser des prédictions astrologiques. Il estime qu’il ne faut pas rejeter en bloc l’astrologie. Man soll nicht „bei billiger Verwerfung des sternguckerischen Aberglaubens, das Kind mit dem Bade ausschütten“.
5- En français, le terme « bébé » n’est utilisé dans le sens de « très jeune enfant » qu’à partir du début du XXe siècle. Avant, on parlait de « nourrisson », « nouveau-né » ou « enfançon ».
D’après les lexicographes, « bébé » ce ne serait pas une adaptation de l’anglais « baby« , Cependant, les deux mots ont un radical onomatopéique commun : « beb-« , viante de « bab-« , que l’on retrouve par ex. dans le verbe « babiller » (brabbeln)